Centre d'exposition Université de Montréal
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Pierre Granche ou la stratégie de l'intégration

  1. Payant, René, « Entre-lieux », Vedute. Pièces détachées sur l’art. 1976-1987, Montréal, Trois, 1987, p. 326.

Dans la Politique du 1 %, l’une des questions prépondérantes est celle de l’intégration : l’œuvre d’art n’a d’existence que sur un lieu choisi et sa conception trouve ses prémisses dans l’espace qui va la recevoir. En sociologie, le terme « intégration » s’entend comme un processus de rapprochement entre une personne et un groupe de personnes plus vaste. Pour l’art public, il s’agit également d’un processus de combinaison entre une œuvre d’art et un édifice architectural dans lequel l’importance de la proportionnalité est explicite. La notion d’intégration interpelle les termes « combiner, harmoniser, allier, arranger, assembler, associer, assortir, mélanger, mêler, réunir » mais non pas « assimiler ».

Les modalités de la sculpture ornementale

À l’Université de Montréal, au sein de ses projets d’intégration des arts à l’architecture, Pierre Granche s’est intéressé à un subtil principe d’intégration, dans plusieurs sens du terme. L’artiste concevait ses travaux comme des sculptures environnementales, en lien étroit avec les lieux physiques. Dans Topographie/Topologie (1976), Granche a cherché à établir un système sculptural ouvert en investissant le concept de spatialité. En utilisant le terrain du CEPSUM comme matériaux premiers, il a créé des discontinuités et des voisinages à partir de critères formels divers. Des formes graduellement émergent du sol et les matériaux utilisés par l’artiste renvoient au béton de l’édifice du CEPSUM. On observe des échos faits à la nature à travers une série de planches de bois, par l’usage du gazon, par les gradations du terrain et à travers la référence à la montagne. Si l’intégration se définie comme un processus et non comme un état, cela signifie qu’il y a évolution, mouvement et transformation, c’est un processus non linéaire. Pierre Granche disait lui-même que les projets de sculpture intégrée à l’architecture reposent sur des principes de rapprochement et d’accommodation des lieux. L’art intégré à l’architecture doit entretenir un dialogue avec l’endroit où il s’insère, tenir compte de l’échelle du lieu, travailler l’aspect de la signification avec le lieu. La politique d’intégration des arts à l’architecture requiert un travail de décodage des structures, de compréhension de l’atmosphère du site pour transformer le lieu par un jeu de formes en continuité avec l’environnement.

Les trois dimensions de l’art public

Fondée sur une sorte de géocentrisme vital, l’installation de Pierre Granche témoigne de cette formule propre à l’art public, celle de travailler avec trois échelles constituées par l’objet, l’édifice et l’atmosphère urbaine. Mais plus qu’une question d’intégration de l’œuvre dans un continuum spatial, l’intégration, chez Pierre Granche, trouve un prolongement dans la visée symbolique des motifs et des formes privilégiés par l’artiste. La forte connotation symbolique de la pyramide tronquée ne peut être simplement interprétée comme un cycle technique d’une époque. La pyramide tronquée dans l’art précolombien est un symbole de la montagne, de la relation terre-ciel. Le temple précolombien renvoie à la manière dont une culture s’établit et s’irradie au cours des constantes migrations. Les différents niveaux de la pyramide qu’il faut escalader et la verticalité font référence à la transformation de l’être que produit le lieu même de l’université, lieu du savoir. Par l’éducation de l’esprit, la dimension de l’intelligence individuelle créatrice trouve son pendant dans l’œuvre de Pierre Granche avec les pierres brutes disposées sur le site. La taille de la pierre, le façonnage évoque la transformation des êtres dans ces espaces : transformation du corps dans le cas du CEPSUM, transformation de l’esprit à la Faculté d’aménagement.

Une connivence sociale

En revenant à la sociologie et à la conception de l'intégration, nous pourrions théoriser cet art d’intégrer l’art, en précisant le terme : l’intégration consiste à susciter une participation active à la société tout entière. Vu sous cet angle, la démarche d’art public de Pierre Granche pousse plus loin le principe d’intégration. Corrélativement au processus d’intégration à l’espace architectural et à son lieu urbain, l’artiste effectuait un travail pédagogique auprès d’un public novice. L’intégration de l’œuvre au lieu se prolonge par une implication dans son espace social. Endossant le rôle de l’artiste ethnologue, Pierre Granche collaborait avec les corps de métiers du bâtiment lors des excavations et montrait un engagement esthétique auprès des riverains. En expliquant sa démarche aux passants, en impliquant les étudiants dans ces projets, l’artiste établissait, de cette manière, une interdépendance plus étroite entre les parties d’une œuvre et les membres de la société.

L’œuvre d’art « apparaissante »

Pour évoquer davantage la production d’art intégré à l’architecture à l’Université de Montréal de Pierre Granche, je voudrais revenir sur une appellation de l’historien de l’art René Payant qui, parlant de la production artistique de l’artiste, a employé une métaphore animale en évoquant des « sculptures caméléonesques »1. Selon René Payant, Granche a choisi la mimésis pour explorer le lieu. Comme nous l’avons dit, le choix des matériaux - béton, bois dans le cas de Topographie/Topologie et aluminium dans le cas de Ventis et soupiraux, turbulences et essoufflements (1993) à la Faculté de l’aménagement - travaille dans cet effet caméléon. Lorsqu’on aborde le site de Topographie/Topologie, le jeu de l’œuvre d’art in situ consiste, non pas à faire comme le personnage du tableau d’Antoine Watteau, l’Enseigne de Gersaint, à se pencher sur le détail pour mieux l’appréhender, chez Granche, il faut défocaliser, prendre de la distance pour comprendre que la forme est la matière. Le propre corps de l’œuvre est aussi le décor, les pierres brutes, le béton des sculptures. C’est une fusion du lieu par la stratégie du caméléon. Toutefois, la mimésis employée par l’artiste ne renvoie pas à une assimilation de l’objet d’art par le lieu. Il ne s’agit pas d’une disparition comme cela se produirait avec une œuvre trop ressemblante, qui n’apparaît jamais : la sculpture mimétique est apparente mais jamais « apparaissante ». Pour que l’œuvre se donne comme « apparaissante », et non seulement apparente, il faut une ouverture. Dans l’instant même où elle s’ouvre au regard, elle devient dissimulation, le jeu devient celui de chercher la forme. Au contraire de l’assimilation, au sein de l’intégration, n’apparaît que ce qui a été capable de se dissimuler d’abord.

Avec cette dialectique de la présence et de l’absence, l’art public de Granche apporte un regard critique sur son lieu d’accueil et d’insertion. N’est-ce pas là le principe même de l’intégration de l’œuvre d’art dans la Politique du 1 % ? Faire entrer dans un ensemble architectural un élément extérieur pour en devenir une partie intégrante. Mais il reste un rêve de l’artiste : et si les architectes, les concepteurs d’un bâtiment projetaient d’impliquer, d’intégrer l’artiste dans le projet même d’intégration de l’édifice dans son espace dès sa conception. Un rêve où il s’agirait de ne plus concevoir la participation de l’artiste comme le point final dans l’achèvement d’une construction mais son amorce, l’exergue de sa réalisation.

Florence Chantoury-Lacombe
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© Florence Chantoury-Lacombe, 2009

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