Centre d'exposition Université de Montréal
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L’art public
Formes utilisables et pratiques distraites

  1. Jeremy Rifkin, L’âge de l’accès. La nouvelle culture du capitalisme, Paris, La découverte, 2005.
  2. Selon Lucy Lippard, des « giant steel lumps plunked down in bank and business plazas » : Lucy R. Lippard, Get the Message? A Decade of Art for Social Change, New York, E. P. Dutton, 1984 p. 34. Sur le « public art revival » des années 1960, on peut consulter Harriet Senie, Contemporary Public Sculpture. Tradition, Transformation and Controversy, New York, Oxford University Press, 1992, p. 14 sq.
  3. À ce sujet, entre autres : Miwon Kwon, One place after Another. Site-specific Art and Locational Identity, Cambridge, MIT Press, 2002.
  4. Philippe Coulangeon, Sociologie des pratiques culturelles, Paris, La découverte, 2005, p. 97.
  5. Ce peut aussi être un don ou une acquisition. L’espace manque ici pour aborder cette question ; retenons que l’objet est, dans tous les cas (ou presque), donné à voir, en ce sens que quelqu’un choisit de l’installer dans le domaine public.
  6. Lise Lamarche, « Des sculptures intolérables », Textes furtifs. Autour de la sculpture (1978-1999), Montréal, Centre de diffusion 3D, 1999, p. 278.
  7. Pat Meecham et Julie Sheldon, « Monuments, Modernism and the Public Space », Modern Art : A Critical Introduction, New York, Routledge, 2005, p. 90.
  8. Isabelle Paré, « Verdun démantèle une « œuvre publique » de 450 000 $ », Le Devoir, 11 septembre 2009, p. A-1 et A-10.
  9. Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée » (1936), Écrits français, Paris, Gallimard, 1991, p. 217.
  10. Ibid., p. 216. Je souligne.
  11. Ibid., p. 215.

Nous vivons aujourd’hui dans un système économique que certains qualifient de « capitalisme culturel »1, un régime dans lequel l’offre culturelle – événements, festivals, expositions et monuments, sites et paysages séduisants et impeccablement aménagés – doit être de plus en plus importante. Ce que l’on appelle l’art public, généralement des œuvres d’art pérennes, fabriquées de matériaux durables, solidement ancrées dans des endroits où elles seront visibles ou accessibles au plus grand nombre, n’échappe pas à cette règle : c’est une forme d’art à laquelle ont été attribuées diverses fonctions, dont celle d’embellir les places publiques urbaines, de les marquer d’une identité singulière. De la multiplication, dans les années 1960, des sculptures monumentales installées devant les édifices corporatifs aux fins d’accroître leur prestige2, jusqu’aux pratiques d’aménagement récentes qui font appel à des artistes sans qu’il y ait nécessairement commande d’œuvre stricto sensu3, au fil des décennies, les vertus accordées aux œuvres publiques sont fluctuantes, et le regard que l’on porte sur elles change également. Je propose ici quelques réflexions au sujet de la valeur d’usage impartie à l’art public –valeur que l’on ne prête habituellement pas à l’art – et du mode de perception qui en est tributaire, un mode qui, très souvent, participe de ce que l’on appelle des « pactes faibles de réception »4.

Publiques

Les œuvres d’art publiques le sont parce qu’elles se trouvent sur la voie publique ou dans le domaine public, là où tous sont susceptibles de les voir, de les heurter ou d’être heurtés par elles. L’art public suppose dès lors un public plus large que celui normalement exposé aux productions artistiques, l’un des objectifs de ses initiateurs étant souvent d’ailleurs de rendre l’art contemporain plus accessible. L’œuvre d’art publique peut aussi être publique parce que financée par des fonds publics, c’est-à-dire « l’argent du contribuable »; l’on pourra alors dire qu’elle appartient à tous. Ceci dit, dans la mesure où on la trouve dans l’espace public, on pourrait la juger encombrante et inappropriée parce que non sollicitée : elle est là, qu’on le veuille ou non.

De l’art public au public, il faudrait savoir distinguer ce qui est conçu – ce qui est donné à percevoir – et ce qui est perçu. D’un côté, il y une commande5 et ses instigateurs, dans une situation géographique et un contexte particulier ; de l’autre, il y a des personnes à qui l’on propose – ou impose – une amélioration de leur « cadre de vie ». Entre les deux, une œuvre, à valeur esthétique incertaine.

Polémiques

Longtemps, l’on a entendu parler des œuvres d’art public qu’en cas de controverse, souvent amorcée par un/des citoyen/s mis en état de détestation incontrôlable par une œuvre fraîchement installée dans le voisinage, le débat devenant rapidement public puisque allègrement relayé et alimenté par les médias ; « à défaut de chiens écrasés », disait Lise Lamarche, « rien de mieux qu’un bon scandale esthétique qui présente de plus l’avantage de pouvoir être illustré »6. Il semble en effet qu’il fut un temps où seul le ressentiment pouvait susciter une discussion au sujet de la valeur esthétique d’une œuvre d’art publique.

Selon Pat Meecham et Julie Sheldon, l’art public agirait comme un baromètre, donnant la mesure des changements dans les relations entre le social et l’artistique7. Bien qu’encore existants – témoin le démantèlement d’une œuvre récemment installée dans le territoire montréalais8 –, les débats autour d’œuvres publiques se font plus rares ces jours-ci, vraisemblablement en conséquence de changements d’attitude des uns et des autres, particulièrement du public « récepteur » qui serait devenu plus clément ou qui, simplement, aurait dorénavant une certaine habitude de telles œuvres. Le facteur « économie culturelle », dont les principaux ingrédients sont le tourisme, les grands événements et la cosmétique des lieux, a certainement contribué à cette réduction polémique. Mais l’on aura peut-être gagné en distraction ce que l’on a perdu en contestation.

Invisibles

Les œuvres d’art publiques font communément l’objet d’une attention faible, c’est-à-dire qu’elles sont appréhendées en passant, dans un environnement déjà visuellement chargé, parmi une multitude d’autres éléments qui empêchent qu’on leur porte un regard plus attentif ou qu’on les considère comme susceptibles d’appréciation esthétique. Ces œuvres sont en quelque sorte victimes d’une espèce d’usage distrait, mode de perception singulier très tôt décrit par Walter Benjamin, pour qui la « réception dans la distraction » était le symptôme d’une transformation significative des modalités de réception des sociétés occidentales9. Pour Benjamin, l’architecture – à laquelle il faut, à mon avis, ajouter les arts de l’espace et le paysage – aurait été le modèle d’un art dont la réception s’effectue dans la distraction. Cela, parce que « les constructions architecturales sont l’objet d’un double mode de réception : l’usage et la perception, ou mieux encore, le toucher et la vue »10, l’aspect tactile étant attaché à l’habitude. Et, tout aussi bien que pour l’architecture, n’appelle-t-on pas usagers le public auquel est destiné l’art public ?

Praticables ?

Admettre que les œuvres d’art publiques soient l’objet d’un usage distrait correspondrait à reconnaître qu’elles puissent être appréciées autrement que dans la contemplation qu’appelle ordinairement l’art. Ces œuvres seraient simplement les composantes, ou les jalons, ou pourquoi pas la condition même de parcours, de déambulations dans la ville. Car ce mode de réception qu’est l’usage, l’accueil tactile selon Benjamin, c’est le frôlement, c’est le sens de l’espace, c’est la sensation – l’impression – parfois passagère dont on se laisse pénétrer ; c’est le mode d’appréhension et le temps du flâneur, figure chère à Benjamin, qui affirmait aussi que la collectivité, « de par sa distraction même, recueille l’œuvre d’art dans son sein, elle lui transmet son rythme de vie, elle l’embrasse de ses flots »11. Recueillir l’œuvre d’art plutôt que de se recueillir devant elle, ainsi pourrait s’apprécier l’art public. Au-delà des fonctions emblématiques et d’embellissement qui lui sont imparties, au-delà de son inscription dans une économie où la culture est l’ultime produit, il y a les pratiques locales, celles des flâneurs distraits, qui sont l’un des usages non négligeables de l’art public.

Suzanne Paquet
Université de Montréal

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